Evans, Brouillette et l’emploi raisonnablement acceptable

La semaine dernière, je vous entretenais des avantages de la protection de l’emploi d’un point de vue macroéconomique (le Magnifique Travail Raccourci) et du programme de Travail partagé canadien.

Cette semaine, je vous propose de revenir plus près du plancher des vaches (ça n’a rien à voir avec mon sujet, mais cliquer ici pour l’origine de l’expression) et de discuter d’un aspect bien précis des fins d’emploi en droit québécois et canadien, à savoir : l’offre d’un emploi alternatif à un salarié congédié/licencié et son impact sur l’indemnité de fin d’emploi à laquelle il a droit.

L’excuse pour cette discussion est la récente décision de l’honorable Manon Savard, j.c.s., dans l’affaire Brouillette c. Groupe Gareau inc., un jugement intéressant (et sur lequel la Cour d’appel du Québec devra probablement se pencher puisque le dossier a été inscrit en appel).

Commençons par un petit résumé des faits: Brouillette travaille depuis 1985 pour Gareau (un concessionnaire automobile) et, depuis 2002, il occupe la fonction de directeur général. En 2004, il doit s’absenter quelques semaines pour une opération chirurgicale et, à son retour, on lui apprend qu’il a été remplacé par un nouvel employé. Il se fait alors offrir un poste de commis, de vendeur ou, quelques mois plus tard, de directeur de la carrosserie (à un salaire moins élevé), postes qu’il refuse. Dans un tel contexte, Brouillette soutient avoir fait l’objet d’un congédiement déguisé (et réclame notamment une indemnité équivalente à 18 mois de salaire), alors que Gareau présente une défense de type « shotgun » (un peu de licenciement pour cause de réorganisation avec une touche de motifs disciplinaires découverts tardivement…). Au final, la juge Savard décide que Brouillette a bel et bien fait l’objet d’un congédiement déguisé (notez que le contraire aurait été surprenant compte tenu de la défense présentée par l’employeur) et elle lui accorde une indemnité de 12 mois (qu’elle réduit à 6 parce que Brouillette n’a pas fait la preuve qu’il a mitigé ses dommages en se cherchant un autre emploi).

Bon, jusqu’ici, il s’agit d’un dossier tout ce qu’il y a de plus classique… Là où ça devient intéressant, c’est lorsque la Cour examine un argument de l’employeur fondé sur l’arrêt Evans c. Teamsters Local Union No. 31.

La Cour expose les tenants et les aboutissants de cet argument en mentionnant ce qui suit:

[68]        L’employeur qui met fin à un contrat de travail sans motif sérieux et sans préavis doit verser à l’employé une indemnité tenant lieu de délai de congé. L’employé doit cependant faire les efforts raisonnables pour limiter le préjudice en cherchant une autre source de revenus.

[69]        Cette obligation de minimiser les dommages comporte deux volets :

  • faire un effort raisonnable pour se retrouver un emploi dans le même domaine d’activités ou un domaine connexe, selon ses qualifications;
  • ne pas refuser d’offres d’emploi qui, dans les circonstances, sont raisonnables.

[70]        Il incombe à l’employeur de démontrer, par prépondérance de preuve, que l’employé n’a pas fait d’efforts raisonnables pour trouver un emploi et qu’il aurait pu en trouver.

[71]        Groupe Gareau soutient que M. Brouillette avait l’obligation d’accepter le poste de Directeur de la carrosserie afin de minimiser ses dommages. Le refus injustifié de ce dernier la libèrerait de son obligation de lui verser une indemnité tenant lieu de délai de congé.

[72]        Dans l’arrêt Evans c. Teamters Local Union No. 31, la Cour suprême reconnaît que selon les circonstances particulières de chaque cas, le refus d’un employé d’accepter une offre d’emploi de son employeur à la suite de son congédiement pourra amener le tribunal à conclure qu’il n’a pas minimisé ses dommages et à rejeter sa réclamation en dommages. Ce principe s’applique à l’employé ayant fait l’objet d’un congédiement injustifié ou d’un congédiement déguisé.

[73]        Dans un tel contexte, le tribunal doit se demander si une personne raisonnable placée dans la même situation que l’employé aurait accepté l’offre de son employeur. Il s’agit donc d’une norme objective. Aux fins de cette analyse contextuelle, le tribunal doit tenir compte des facteurs suivants, l’élément essentiel de l’analyse étant cependant que l’employé ne doit pas « être obligé, pour limiter son préjudice, de travailler dans un climat d’hostilité, de gêne ou d’humiliation »:

  • si le salaire offert est le même;
  • si les conditions de travail du poste offert ne sont pas sensiblement différentes;
  • si le travail n’est pas dégradant;
  • si les relations personnelles ne sont pas acrimonieuses;
  • l’historique et la nature de l’emploi;
  • l’existence ou non d’une action en justice intentée par l’employé;
  • le moment où l’employeur présente son offre (avant ou après le départ de l’employé);

[74]        Elle conclut que le refus de M. Evans d’accepter l’offre de son employeur constitue dans ce cas un défaut à son obligation de réduire ses dommages. Il aurait dû accepter l’offre de l’employeur de revenir dans son poste pour une période de 24 mois, identifiée comme la période de délai de congé. Cette offre avait été présentée cinq mois après le congédiement de M. Evans et dans un contexte où les procureurs des parties négociaient l’étendue et l’indemnité de fin d’emploi à laquelle il avait droit.

Appliquant ces principes aux faits devant elle, la Cour soutient ensuite que:

[75]        Les circonstances en l’instance sont différentes de celles de l’affaire Evans.

[76]        Groupe Gareau n’offre pas le poste de Directeur de la carrosserie pour une durée limitée, à titre de préavis en temps. L’offre s’inscrit plutôt dans une perspective de modification permanente des conditions de travail. Le poste offert n’est pas celui occupé avant le congédiement. Les responsabilités et la rémunération du poste offert sont moindres que celles dont M. Brouillette bénéficiait.

[77]        Une personne raisonnable, placée dans la même situation que M. Brouillette, aurait trouvé gênant, et même humiliant de revenir au travail dans de telles circonstances en raison notamment que :

  • du retrait de ses fonctions, permettant de croire que l’employeur a perdu confiance à son endroit, après plus de 20 ans de service, tout comme lui a perdu confiance envers M. Gareau;
  • des circonstances dans lesquelles il apprend la perte de son poste;
  • l’improvisation manifestée par Groupe Gareau pour lui offrir un autre poste[28];
  • le poste offert relevait jusqu’alors de sa responsabilité;
  • les responsabilités et conditions salariales moindres, en plus d’un lieu de travail qui l’isolait.

[78]        Le Tribunal conclut que M. Brouillette n’avait pas l’obligation d’accepter le poste de Directeur de la carrosserie afin de minimiser ses dommages à la suite de son congédiement déguisé.

Puisqu’il s’agit de l’un des premiers jugements québécois rapportés traitant de Evans, il est intéressant de l’examiner en détails.

Du point de vue des principes, il y a peu à redire. Les assises de l’argument sont bien énoncées et la liste (non exhaustive) des critères à considérer pour juger du caractère « déraisonnable » de l’emploi alternatif offert est respectueuse des enseignements de la Cour suprême du Canada. Il est vrai que la juge semble sous-entendre que l’employeur avait l’obligation d’établir que l’emploi offert était raisonnable (d’autres – voir notamment de la Commission des relations du travail dans Placements Hebdo inc. – ont affirmé que c’était au salarié d’établir que l’emploi offert était déraisonnable) et, partant, qu’elle confère à l’application d’Evans un caractère quelque peu « exceptionnel » (que, selon moi, la Cour suprême ne souhaitait pas – traitant de l’emploi alternatif inacceptable comme d’une « réserve »), mais, dans l’ensemble, son raisonnement traduit une bonne neutralité et il sera toujours possible d’éclaircir les teintes de gris dans des jugements ultérieurs.

Du point de vue de l’application des principes aux faits, on voit mal comment les défendeurs pourront convaincre la Cour d’appel de renverser la décision de la juge de première instance. Disons simplement qu’il s’agit de l’un de ces dossiers où « bad facts [surtout l’amateurisme manifesté au moment du congédiement] make bad law ». Cela dit, je pense qu’il faut éviter de voir, dans ce jugement, un énoncé d’un principe plus général à l’effet qu’un employé peut refuser un emploi alternatif simplement parce qu’il est moins rémunéré ou parce qu’il est hiérarchiquement inférieur à son emploi précédent. En fait, dans le dossier Brouillette, je crois que si l’employeur avait, de bonne foi (et au moment d’annoncer la fin d’emploi pour un motif clair), offert à son directeur général un emploi intérimaire à titre de directeur de la carrosserie (même avec une réduction de salaire de l’ordre de 10,000$), ce dernier aurait dû l’accepter (au risque de voir son indemnité être considérablement réduite en cas de refus); c’est fondamentalement la mauvaise foi de l’employeur qui a miné son dossier et qui a rendu l’emploi alternatif inacceptable.

Quoiqu’il en soit, je pense que l’on peut tirer des leçons importantes de la décision Brouillette… Ainsi, si vous souhaitez offrir un emploi alternatif à titre de préavis travaillé (ce qui demeure une excellente idée, même si l’emploi est hiérarchiquement inférieur et/ou moins rémunéré), assurez-vous de l’offrir dès l’annonce de la fin d’emploi et dans des conditions établissant clairement votre bonne foi. Sauf lorsque cela est vraiment impossible, évitez les défenses « shotgun » dans les dossiers de fins d’emploi impliquant des cadres; toutes choses étant égales par ailleurs, vous aurez sûrement plus de chances devant les tribunaux avec un simple « tu ne fais plus l’affaire en raison d’un manque d’affinité avec le propriétaire et d’une vision différente de l’avenir de l’entreprise » dit sincèrement qu’avec un paquet de moyens de congédiement mi-cuits. Par ailleurs, si vous souhaitez offrir un préavis travaillé, tentez d’offrir un poste substantiellement de même niveau (un poste de cadre pour un ancien cadre, de professionnel pour un ancien professionnel, etc.) avec un salaire comparable (j’essayerais d’éviter d’offrir moins de 75% du salaire initial) et les mêmes avantages sociaux et, toujours si possible, offrez immédiatement le manque à gagner (quitte à le verser uniquement au terme de la période de préavis).

P.S. Je remercie mon associé, Alexandre W. Buswell, d’avoir porté cette décision à mon attention.