L’histoire, l’alpha et l’oméga

Les juristes adorent le passé et aiment particulièrement le jeu de blâme; ils vont fouiller dans les cendres du passé pour trouver le coupable (et même, s’il le faut, ils le ressusciteront) pour qu’il puisse compenser la victime. Quel choc ce fut pour moi, lors d’une de mes premières expériences, celle qui a fait l’objet de mon rapport au Barreau en 1992, de constater que les parties n’ont jamais brandi un seul document parmi la montagne de boîtes dans la salle pendant tout le processus de résolution des différends dans cette affaire.

Dans ce cas particulier, c’est que les parties connaissaient l’histoire contenue dans ces boîtes et la situation dans laquelle elles se trouvaient était on ne peut plus claire. Elles n’avaient plus qu’à trouver une solution à un problème épineux et urgent et avaient besoin d’un guide pour sortir de l’impasse du mode contradictoire. Toutefois, afin d’arriver à la résolution de leur différend, les parties ont dû changer de paradigme. Les changements de paradigmes sont décrits dans une histoire de la science par Thomas S. Kuhn, intitulée « La structure des révolutions scientifiques ». C’est vrai qu’un changement de paradigme crée une rupture avec le passé.

Pour certains, ce genre d’expérience signifierait que l’histoire n’a plus d’importance et expliquerait d’une certaine façon la maigre présence de l’histoire dans la formation des professeurs. Cependant, comme l’humoriste W.F. Fields l’a remarqué, « Les rapports de mon décès sont prématurés et exagérés », tellement que le financier Peter Cundill de ma confrérie Delta Kappa Epsilon à McGill a établi en 2007 le grand prix d’histoire The Cundill Prize in History at McGill.

Le phénomène réductionniste est expliqué par Francis Fukuyama dans son livre célèbre « La fin de l’Histoire et le dernier homme ». Voici un très bref extrait de la page 12 :« Pourtant, ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements mais l’Histoire, c’est-à-dire un processus simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de tous les peuples en même temps.»

Pour ma part, je transforme cette obsession envers le passé en leçon d’histoire afin de mettre de l’avant un des facteurs favorisant la coopération, la mémoire, le tout en conformité avec les préceptes de Lord Acton dans Lectures on Modern History et les rappels à l’ordre de Margaret MacMillan dans The Uses and Abuses of History.

Je demande aux parties de se comporter comme des historiens, du début à la fin, pour établir la situation dans le présent. Pour survivre, les parties doivent s’adapter à la réalité, rompre avec le passé, changer de paradigme. C’est de cette façon que les différends profondément enracinés sont résolus. C’est ainsi que toutes les parties en même temps sont en mesure de réaliser leur intérêt respectif tout en respectant les droits de chacune en conformité avec la loi. Donc, l’histoire évolue elle aussi et conserve son caractère dynamique.

L’outil de travail de l’historien le plus utilisé dans la résolution des différends est l’histoire orale augmentée par des écrits authentiques. Cet outil correspond au témoignage sous serment dans le mode contradictoire. L’histoire orale est toujours un témoignage, sous serment au besoin, mais son emploi en mode de dialogue nous rapproche sensiblement plus près de la situation, la composante de base de la société, et cela de manière très efficace, bien plus que son emploi en mode contradictoire. Chacun perçoit le monde à sa façon comme en font foi de nombreuses expériences en psychologie.

Il est à noter en passant que ce sont nos perceptions qui déterminent nos émotions, et non pas l’inverse. Changer les perceptions, c’est donc changer les émotions et la motivation.

Vu que la promotion de la coopération est de mise, l’histoire orale est présentée à l’autre ou aux autres et non pas au tiers, même si le tiers est présent, ce qui est presque toujours le cas. De cette façon, les uns et les autres sont positionnés en interaction, ce qui donne ouverture à des récompenses, à la réciprocité, et même au souci de l’autre, soit tous les facteurs de la promotion de la coopération, donc on fait d’une pierre plusieurs coups.

Je considère que la jurisprudence et la doctrine font partie de l’histoire. On recherche la clarté et non pas la synchronisation des histoires. On pose des questions pour obtenir clarification, ce qui favorise la valorisation de la personne. Le résultat fait en sorte qu’on laisse de côté les extrêmes, d’une part de la complication et d’autre part de l’approche simpliste et on se trouve face à face devant la complexité de la situation.

L’histoire comme discipline a évolué et continue d’évoluer. Un des éléments de son évolution est l’histoire intellectuelle ou l’histoire des idées. Au début de ma pratique, je me trouvais souvent au Bureau d’enregistrement pour effectuer des recherches sur titres, l’histoire des immeubles, car mon cabinet avait décidé de vraiment saisir et comprendre ces histoires comme moyen de bâtir une pratique en droit commercial. Or, souvent le matin, je descendais au troisième sous-sol du Bureau comme Jacques Cousteau descendait au fond de la mer. J’ai décidé d’élargir mes horizons et tous les lundis soir pendant deux ans, j’ai enseigné l’Histoire des Idées au Collège Loyola avant sa fusion avec Sir George Williams pour former l’université Concordia.

Franchement, à l’époque des expériences, j’étais étonné, même ébloui, par les résultats des échanges des histoires pour établir la situation, changer le jeu, et instaurer la coopération. Par la suite, j’ai tenté de mieux comprendre le fondement de ce succès phénoménal. On rejoint quelque chose de fondamental chez l’être humain, quelque chose au cœur de son identité. On répond à un besoin fondamental : nous sommes des êtres sociaux, plus près de la nature qu’on s’imagine, dans le domaine de la biologie. On favorise notre point fort, les idées, la culture, ce qui nous permet de nous adapter et de survivre.

Certains ne veulent rien savoir de l’histoire, avec un petit « h » ou un grand « H ». Cependant, l’histoire nous rattrape. Je lis présentement un livre par Richard Miles: Carthage must be destroyed – The Rise and Fall of an Ancient Civilization. Rome a effectivement détruit Carthage, comme le souhaitait le sénateur Caton l’Ancien, et fait de ses 50 000 citoyens des esclaves à vie. Les ruines de Carthage se situent où, aujourd’hui?  En Tunisie. Ça vous dit quelque chose? Le printemps, le printemps arabe, les indignés, le square Victoria, rue Saint-Jacques? L’idée est venue d’où? D’Italie!

La force de l’histoire, la force des idées, l’alpha et l’oméga momentané du présent, est-ce que ça va aboutir à quelque chose, et si oui, à quoi et quand?  Peut-on échapper à notre histoire, à notre passé, en d’autres mots, est-ce que l’histoire détermine l’avenir? À cette dernière question, le philosophe espagnol George Santayana et l’orateur anglais Edmund Burke croyaient que non, mais à condition qu’on prenne conscience de notre histoire afin d’exercer des choix, l’essence de la liberté. Mais comment éviter les abus? En faisant une tapisserie, parfois au petit point, parfois au gros point, de nos histoires?