« QUEL DIALOGUE? » les apprentis

La manchette du journal La Presse du jeudi 29 mars 2012 posait cette question dans le contexte de la grève étudiante et faisait le commentaire suivant : « Québec et les étudiants ont poursuivi les négociations pendant la grève de 2005. Pas cette fois ». Elle montrait une photo d’étudiants sur le toit de l’immeuble de la permanence du Parti libéral du Québec. Dans l’article, M. Claude Castonguay proposait la médiation. Le Gouvernement du Québec proposait quelques jours plus tard une entente suivie d’une discussion. Un beau pot-pourri où se mêlent dialogue, négociation, médiation et discussion, ce qui me fait penser à Macbeth de Shakespeare et aux sorcières autour du pot.

Le changement, surtout un changement de cap, un virage, un changement de culture, un changement de paradigme, une réforme et ainsi de suite, comporte des défis importants de formation et transforme tous ceux qui sont affectés par le changement en étudiants. Ils se retrouvent dans la peau d’étudiants et, souvent à cause de la rapidité et la profondeur des changements, ils le sont sans relâche, sur une base continue, comme condition de la vie, en passant par la déformation afin de mettre la table pour la nouvelle formation. Comment une institution aussi instruite que La Presse peut-elle mélanger tant de concepts distincts dans un tel chaudron de sorcières? Sommes-nous tous devenus des apprentis de sorcières?

C’est vrai que le changement est mystérieux. Les magiciens en profitent en créant des illusions. Le présent article est le vingt-sixième d’une série dont le but est de dissiper le brouillard qui accompagne les mystères et rendre visibles les dessous du changement de la culture judiciaire et de la réforme de l’administration de la justice au Canada et dans le monde. La série traite systématiquement d’un élément à la fois en le mettant dans un contexte de l’actualité afin de le rendre plus réel, y compris le présent article qui traite de l’élément de l’apprentissage en le mettant dans le contexte de la grève étudiante.

On peut nommer le changement en matière de l’administration de la justice de différentes façons. À la Cour supérieure, lors du projet pilote, nous, l’honorable Rouleau et l’auteur, avons choisi le nom de « Conciliation ». J’ai choisi par la suite le nom de « Dialogue » pour l’opposer au système conventionnel du « Débat », tout en l’attachant à quelque chose de connu dans notre tradition.

Le Dialogue, tel qu’élaboré au cours des 25 articles précédents de la série, s’inspire et puise dans au moins une soixantaine de disciplines et de traditions, soit la quasi-totalité de nos connaissances, car la résolution des différends est très exigeante et prend toutes nos forces et énergies, « tout notre petit change ». Nos connaissances ont rendu possible l’extrait de plusieurs éléments de l’occulte comme le chaos, la coopération et le don, lesquels ne sont plus des mystères. Il faut se fier à un pédagogue plutôt qu’à un sorcier pour les fins de l’éducation qui s’impose à l’heure actuelle.

Forcément, au niveau pédagogique, je suis devenu autodidacte, car il n’y avait pas d’école ni de Faculté ou Département et encore moins de curriculum pour le Dialogue ni pour la résolution des différends. Il n’y avait que des conférences, parfois des cours, et de la lecture, beaucoup de lecture, dans de nombreuses disciplines et traditions, et des échanges avec d’autres personnes – beaucoup d’échanges avec de nombreuses personnes. Surtout, il y avait la pratique, le practicum : l’application du curriculum au cas, à la vraie vie, à l’actualité.

Le practicum est essentiel à l’éducation. C’est la seule façon de rentrer des connaissances dans le cerveau, car la résolution des différends va au fond non seulement de la situation mais aussi de l’être humain. Je le savais par intuition. C’est comme ça que j’ai appris la profession d’avocat, pour être utile aux gens, par l’application de la loi dans le but de faire valoir les droits et protéger les intérêts. Muni du curriculum d’une faculté universitaire de droit et de gestion, c’est par la pratique que j’ai appris la profession. Il y a quelques générations à peine, il n’y avait pas de curriculum, seulement le practicum. Après un certain nombre d’années de pratique, on était présenté par le maître au barreau, admis au barreau par la Cour et à notre tour reconnu comme maître.

La doctrine sur la pédagogie la plus proche de notre situation, c’est l’œuvre du professeur Donald A. Schön du Massachusetts Institute of Technology. Une bonne partie de son œuvre a été traduite de l’américain au français par les professeurs Jacques Heynemand et Dolorès Gagnon de l’UQÀM : « Le Praticien Réflexif – À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel » et « Le Tournant Réflexif – Pratiques éducatives et études de cas » dans la Collection « Formation des Maîtres ». Dans la langue originale, voir Donald A. Schön « The Reflective Practitioner – How Professionals Think in Action » et Donald A. Schön, « Educating the Reflective Practitioner ».

Voici d’autre doctrine sur la pédagogie qui m’a inspiré au cours de mon apprentissage : Platon, « Le Menon », Alfred North Whitehead, « The Aims of Education », Paulo Freire,“Pedagogy of Hope – Reliving Pedagogy of the Oppressed”, Forrest Carter, “The Education of Little Tree”, Henry Adams, “The Education of Henry Adams”,  Peter M. Senge, “The Fifth Discipline – The Art and Practice of The Learning Organization”, et Steven Pinker, “The Blank Slate – The Modern Denial of Human Nature”.

Voir aussi les idées du Project based education où on met en question la notion même de curriculum – il n’y a que le practicum, par exemple les dossiers. On apprend ce qu’on a besoin de savoir pour les fins du dossier. Il y a présentement un consensus selon lequel il faut procéder à une réforme de l’éducation des autochtones dans les réserves. Vu le pardon relatif aux écoles résidentielles et la suppression des cultures autochtones, on suppose que les autochtones auront leur mot à dire dans cette réforme. Or, les systèmes d’éducation autochtones s’alignent avec les idées du Project based education. Nous, juristes, sommes bien familiers avec le vocable « dossiers ». Par conséquent, un dialogue susceptible de bénéficier à bien du monde s’annonce dans un avenir rapproché. Un gros merci à Philip Deering, éducateur et autochtone (Agnier), non seulement pour ses nombreux dialogues avec moi mais pour m’avoir mis sur la piste du Project based education.

Aujourd’hui, il serait possible et loisible d’organiser un curriculum et un practicum pour la résolution des différends susceptibles de fonctionner. Cette série d’articles est une modeste incitation à le faire et un début pour briser la glace. Ça va prendre les éléments suivants : Premièrement, une équipe de juges, praticiens et formateurs; deuxièmement, des cas réels et troisièmement, du financement. J’aime bien le modèle pédagogique en médecine du teaching hospitals and rounds. L’essentiel est la participation directe des apprentis après l’observation des maîtres. Présentement, on est loin de l’objectif. On pourrait se rendre à l’objectif à courte échéance si nous avons la vision ou si les événements nous y obligent.

N.B. Je pars en vacances. De retour le 8 mai 2012 avec un article intitulé « Pardon? ».