L’effet de la Loi sur les sociétés par actions, L.R.Q. c. S-31.1 dans le temps; effet rétroactif ou application immédiate?

Depuis l’entrée en vigueur le 14 février 2011 de la Loi sur les sociétés par actions, L.R.Q. c. S-31.1 (ci-après : la « Loi » ou « LSAQ »), les tribunaux ont eu à se prononcer à diverses reprises quant à son effet dans le temps, dans le cadre de recours en oppression ou en redressement institués avant l’entrée en vigueur de la LSAQ. Avant le 14 février 2011, le recours en oppression n’existait pas en tant que tel au Québec, et la jurisprudence « avait supplée à cette lacune législative en se basant sur l’article 33 du [Code de procédure civile], à savoir le droit de surveillance de la Cour supérieure, des personnes morales »[1].

La question de la rétroactivité ou de l’application immédiate de la LSAQ peut être analysée dans le cadre de quatre hypothèses :

  1. Une action qui est intentée avant le 14 février 2011 sur la base d’une situation de faits qui est née entièrement avant le 14 février 2011;
  2. Une action qui est intentée avant le 14 février 2011 sur la base d’une situation de faits qui est née avant le 14 février 2011, et qui perdure après le 14 février 2011;
  3. Une action qui est intentée le ou après le 14 février 2011 sur la base d’une situation de faits qui est née entièrement avant le 14 février 2011;
  4. Une action qui est intentée le ou après le 14 février 2011 sur la base d’une situation de faits qui est née avant le 14 février 2011, et qui perdure après le 14 février 2011;

La première décision à avoir abordé spécifiquement la question, mais uniquement quant aux hypothèses 3 et 4 ci-haut, est Sabbah c. Obadiah Amar, 2011 QCCS 1704, où l’honorable Brian Riordan, J.C.S., écrit :

« [21] D’entrée de jeu, quelles que soient les préoccupations concernant la rétroactivité de la LSAQ, rien n’empêche que ses dispositions s’emploient dans une action en redressement intentée après la promulgation de la loi concernant une situation née auparavant et qui perdure toujours. La vraie question réside dans leur emploi dans une action en injonction intentée en mai 2010, date où l’action en redressement n’existait pas encore. » (Nous soulignons).

Sur l’application de la LSAQ à une action intentée avant l’entrée en vigueur de celle-ci, le tribunal n’y répond pas, mais semble, en obiter, laisser la porte ouverte à une certaine rétroactivité[2].

Depuis la décision Sabbah, plusieurs autres décisions en matière de recours en oppression se sont prononcées sur le sujet[3].

Dans 9126-7583 Québec inc. c. Investissement du Versant inc., 2011 QCCS 6703, l’honorable Louis-Paul Cullen, J.C.S., a décidé que la LSAQ n’avait pas de portée rétroactive et que la « conduite passée des défendeurs doit s’apprécier à la lumière des règles de droit en vigueur au moment de celle-ci […] »[4] (nous soulignons).

Dans St-Laurent c. Lobato, 2012 QCCS 1848[5], l’honorable juge Mark Schrager, J.C.S. est du même avis, et est d’opinion que la LSAQ est plutôt d’application immédiate. De plus, à l’instar du juge Louis-Paul Cullen, J.C.S. dans la décision Investissement du Versant inc., le juge Schrager dans St-Laurent analyse la question de l’application de la Loi à la lumière non pas du moment d’institution des procédures, mais plutôt à la lumière du moment des actes fautifs ou de la conduite reprochée :

« [84] En conséquence, l’ancienne loi, (soit l’article 33 du Code de procédure civile) s’applique aux événements de l’émission des actions privilégiées en octobre 2005. Elle s’applique également aux événements du mois d’août 2007 et à l’exclusion de St-Laurent comme administrateur et de ses enfants comme actionnaires et ça jusqu’au 14 février 2011. Aussi, Lobato est responsable pour ses agissements en application des articles 6.7 et 1375 CCQ

[…]

[86] Il faut ajouter aussi que la situation d’exclusion, malgré l’investissement de la famille St-Laurent, décrite ci-haut a continué après l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, jusqu’au jour du procès : aucune convocation d’une assemblée des actionnaires, aucune distribution des états financiers qui ne sont pas vérifiés. Selon le témoignage de Lobato, il est clair que cette situation continuera sauf si le Tribunal intervient

[87] Cette exclusion est oppressive et donne lieu aux remèdes prévus par la nouvelle loi, soit le rachat des actions des actionnaires exclus.

[88] Quant aux actes de Lobato avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, ils sont abusifs dans le sens de la jurisprudence en vertu de l’article 33 du Code de procédure civile et dans le sens de l’article 317 CCQ. Dans les circonstances, il n’y a aucune différence quant au résultat si on applique l’ancienne loi ou la nouvelle loi. C’est une différence sans distinction. D’une façon ou d’une autre, le résultat sera le même, au moins pour le remboursement à St-Laurent de l’avance qu’il avait faite. »

(Citations omises, nous soulignons)

Par voie de conséquence, selon la décision St-Laurent, lorsque nous sommes dans le cadre de l’hypothèse 2 ci-haut, soit lorsqu’une action est intentée avant le 14 février 2011 sur la base d’une situation de faits qui est née avant le 14 février 2011, et qui perdure après le 14 février 2011, il est possible que les deux régimes juridiques (selon l’ancienne loi et la LSAQ) s’appliquent dans une même cause, mais concernant des actes fautifs différents et dépendamment du moment des actes fautifs en question.

Plus récemment, d’autres décisions ont plutôt pris l’approche qu’il faut considérer le moment de l’institution des procédures pour décider de l’application de Loi[6], s’inspirant en partie d’un arrêt récent de la Cour d’appel du Québec[7]. Selon cette jurisprudence, si le recours en oppression a été intenté avant l’entrée en vigueur de la LSAQ, celle-ci ne peut s’appliquer dans les circonstances, et il faut donc appliquer l’ancienne loi.

Ces décisions se basent en partie sur le passage suivant de la décision Gagnon c. Parizeau, 2012 QCCA 1722 de la Cour d’appel:

« [4] En ce qui a trait au recours en oppression de l’appelant, c’est avec raison que le juge a écarté toute référence à la Loi sur les sociétés par actions car les modifications pertinentes sont entrées en vigueur après que celui-ci eut été intenté. » (Citations omises, nous soulignons)

Avec respect, nous pensons que la décision Gagnon de la Cour d’appel devrait être comprise dans le contexte particulier des procédures intentées dans le dossier qui était devant elle, et nous ne pensons pas que cet arrêt s’applique comme principe général interdisant l’application de la LSAQ en tout temps lorsqu’une action en oppression avait été intentée avant l’entrée en vigueur de la LSAQ.

En effet, l’arrêt Gagnon de la Cour d’appel n’a pas été rendu dans le cadre d’une des quatre hypothèses ci-haut énumérées. Plutôt, dans cette affaire, non seulement la situation de faits était entièrement née avant l’entrée en vigueur de la LSAQ, mais le procès avait été tenu avant l’entrée en vigueur de la Loi[8]. Dans ces circonstances, il était tout à fait normal que la LSAQ ne s’appliquait pas dans le cadre de ce dossier.

Il est à prévoir que la question de l’application de la LSAQ à des situations de faits qui précèdent le 14 février 2011, et des situations de faits qui chevauchent cette entrée en vigueur ou qui perdurent après cette date restera pertinente pour les années à venir, vu le délai de prescription applicable (3 ans), que la LSAQ a seulement un peu plus de deux ans depuis son entrée en vigueur, et que de plus, il existe probablement multiples dossiers en cours ou en attente de procès intentés avant et après le 14 février 2011 et qui sont basés sur des faits fautifs survenus avant et après cette date.

En guise de conclusion, nous citons l’arrêt de la Cour suprême du Canada, dans Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, 2007 CSC 34 (CanLII), [2007] 2 RCS 801, où les juges majoritaires s’expriment ainsi sur les effets de l’application immédiate d’une loi sur une situation juridique en cours :

« [113] Comme l’a écrit le professeur P.-A. Côté, Interprétation des lois(3e éd. 1999), p. 213, « l’effet de la loi dans le passé est tout à fait exceptionnel, alors que l’effet immédiat dans le présent est normal». « Il y a effet immédiat de la loi nouvelle lorsque celle-ci s’applique à l’égard d’une situation juridique en cours au moment où elle prend effet : la loi nouvelle gouvernera alors le déroulement futur de cette situation »(p. 191). Une situation juridique est en cours lorsque les faits ou les effets sont en cours de déroulement au moment de la modification du droit (p. 192). Une loi d’application immédiate peut donc modifier les effets à venir d’un fait survenu avant l’entrée en vigueur de cette loi, sans remettre en cause le régime juridique antérieur en vigueur lorsque ce fait est survenu.

[114] Pour aider à bien comprendre ce qu’est une situation en cours et une situation entièrement survenue, il est utile de reprendre l’exemple de l’obligation de garantie contre les vices cachés utilisée par les professeurs P.-A. Côté et D. Jutras, Le droit transitoire civil : Sources annotées( feuilles mobiles), p. 2-36. L’obligation de garantie existe dès la conclusion de la vente, mais la stipulation de garantie ne produit d’effets concrets que lorsqu’un problème relié au bien vendu se manifeste. La garantie entre en action soit lors de la mise en demeure, soit lors de la réclamation. Lorsque les effets de la garantie se sont entièrement produits, il ne s’agit plus d’une situation en cours et la loi nouvelle ne s’applique pas à cette situation à moins que cette loi ne soit rétroactive.

[115] Les faits de l’espèce peuvent-ils être qualifiés de situation juridique en cours? Si c’est le cas, la loi nouvelle s’applique. Si la situation est entièrement survenue, la loi nouvelle ne s’appliquera pas aux faits »

(Nous soulignons).


[1] St-laurent c. Lobato, 2012 QCCS 1848

[2] Sabbah c. Obadiah Amar, 2011 QCCS 1704, par. 23 et suivant.

[3] 9126-7583 Québec inc. c. Investissement du Versant inc., 2011 QCCS 6703, St-Laurent c. Lobato, 2012 QCCS 1848, Charland c. Lessard, 2012 QCCS 2547, Gagnon c. Parizeau, 2012 QCCA 1722, Sawyer c. S. Teller Ltd., 2012 QCCS 5416, St-Onge c. A&O Gendron inc., 2013 QCCS 774

[4] 9126-7583 Québec inc. c. Investissement du Versant inc., 2011 QCCS 6703, par. 289 et 290.

[5] L’auteur de ce billet était le procureur des demandeurs.

[6] Sawyer c. S. Teller Ltd., 2012 QCCS 5416, St-Onge c. A&O Gendron inc., 2013 QCCS 774.

[7] Gagnon c. Parizeau, 2012 QCCA 1722 :

[8] Le jugement de première instance Gagnon c. Gagnon (Succession de), 2011 QCCS 261 a été rendu le 24 janvier 2011. Le procès avait été tenu du 13 au 16 décembre 2010.