Refus d’une autorisation de contracter et inscription au RENA : une peine cruelle et inusitée ?
L’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés protège les sociétés par actions « contre tous traitements ou peines cruels et inusités » : c’est un des arguments soulevés par une entreprise dans le cadre d’un litige l’opposant à l’Autorité des marchés publics (AMP) en 2019. Ce litige avait débuté après que l’AMP ait refusé à cette entreprise une autorisation de contracter et, par conséquent, l’ait inscrite au Registre des entreprises non admissibles aux contrats publics (RENA), tel que prévu par la Loi sur les contrats des organismes publics (LCOP).
Cette décision de l’AMP rendait évidemment l’entreprise inadmissible aux contrats publics pour une durée de cinq ans, d’où le litige ! L’entreprise affirmait être en danger de perdre une partie très importante de son chiffre d’affaires en cas d’inscription au RENA. Selon elle, la décision de l’AMP ainsi que ses conséquences constituaient donc un traitement ou une peine cruel et inusité au sens de la Charte canadienne.
L’AMP, le Secrétariat du Conseil du trésor (SCT) et le gouvernement du Québec avaient bien entendu fait front commun pour défendre la validité des dispositions de la LCOP.
Cependant, la question de l’application de la Charte canadienne dans ce contexte précis n’avait jamais été tranchée par un tribunal. En effet, l’entreprise avait obtenu par jugement de la Cour supérieure (une requête pour permission d’appeler avait par la suite été rejetée par la Cour d’appel) une annulation de la décision de l’AMP entraînant son inscription au RENA. La Cour supérieure avait rendu son jugement sur la base d’un autre motif (soit le non-respect des règles d’équité procédurale). Par conséquent, la question de l’application de la Charte canadienne dans ce contexte précis restait entière.
Pourquoi écrire un billet sur cette affaire, presque un an plus tard ?
Parce que la Cour suprême du Canada vient tout juste de rendre un jugement concernant l’application de l’article 12 de la Charte canadienne à une société par actions.
Dans cette affaire, une société par actions a été déclarée coupable d’avoir exécuté des travaux de construction en tant qu’entrepreneur sans être titulaire d’une licence de la Régie du bâtiment du Québec (RBQ). Conformément à la Loi sur le bâtiment du Québec, une amende minimale obligatoire lui a donc été imposée. La société par actions a contesté la constitutionnalité de cette amende, alléguant que celle-ci portait atteinte au droit que lui garantit l’article 12 de la Charte canadienne à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.
La Cour suprême du Canada a cependant jugé que « l’article 12 de la Charte ne protège pas les personnes morales contre les traitements ou peines cruels et inusités, parce que l’expression « cruels et inusités » dénote une protection que seul un être humain peut avoir » et que « le fait qu’il y ait des êtres humains derrière la personnalité morale est insuffisant pour justifier la revendication du droit garanti à l’art. 12 en faveur d’une personne morale, vu la personnalité juridique distincte de celle‑ci ».
Par conséquent, bien que l’argument concernant l’application de l’article 12 de la Charte canadienne dans le contexte d’une inscription au RENA n’ait finalement jamais été traité par un tribunal, on peut s’attendre, vu le jugement récent de la Cour suprême du Canada, à ce qu’il ne soit pas soulevé à nouveau dans le futur.
Ce jugement était par ailleurs très attendu par la communauté juridique. En effet, certains observateurs étaient d’avis que le fait d’étendre à une société par actions une protection qui, historiquement, s’appliquait aux personnes physiques, pourrait ouvrir une « boîte de Pandore ».