Négociation du prix autorisée en présence d’ « une seule soumission conforme » : quelle interprétation?

soumission

Dans le cadre d’un appel d’offres, un organisme municipal peut, à la suite de l’ouverture des soumissions, négocier avec un soumissionnaire une diminution du prix que celui-ci a soumis lorsque 3 conditions cumulatives sont remplies[1] :

  1. Il s’agit du seul soumissionnaire ayant déposé une « soumission conforme » dans le cadre de l’appel d’offres;
  2. Le prix de sa soumission présente un écart important par rapport à l’estimation de l’organisme municipal;
  3. Les autres obligations prévues aux documents d’appel d’offres ne sont modifiées d’aucune manière.

La première condition, en lien avec la réception d’« une seule soumission conforme » est sujette à interprétation lorsque le mode d’adjudication choisi pour cet appel d’offres est le système de pondération et d’évaluation à double enveloppe. Dans l’éventualité où plusieurs soumissions sont conformes sur le plan administratif (conditions d’admissibilité et de conformité) et technique (spécifications techniques), mais qu’une seule d’entre elles obtient le pointage intérimaire d’au moins 70 points exigé par ce mode d’adjudication, est-ce que l’organisme peut négocier le prix à la baisse avec le soumissionnaire en alléguant que, dans les faits, il a reçu « une seule soumission conforme »?

Dans un jugement[2] récent, la Cour supérieure a abordé cette question.

Les faits à l’origine du litige sont les suivants :

  • La Ville de Gatineau émet un appel d’offres public visant à adjuger un contrat de services professionnels d’inspection de l’ensemble des résidences situées dans un secteur de son territoire; vu l’objet du contrat et l’échéancier de réalisation très serré prévu aux documents d’appel d’offres, il est clair que l’adjudicataire devra impliquer un grand nombre de personnes pour exécuter ce contrat;
  • Deux soumissionnaires, dont J.F. Sabourin et Associés inc. (« JFSA »), participent à cet appel d’offres. Après l’évaluation des soumissions par le comité de sélection, JFSA est le seul qui obtient un pointage intérimaire d’au moins 70 points; la Ville l’informe alors qu’il a déposé la « seule soumission conforme » et lui demande s’il consent à diminuer son prix, car celui-ci est 30% plus élevé que son estimation; JFSA et la Ville s’entendent sur un prix révisé, de sorte que la Ville lui adjuge le contrat;
  • Plus tard, JFSA apprend que la deuxième soumission reçue, bien qu’ayant obtenu un pointage intérimaire de 67,50 points, inférieur au pointage minimal de 70 points exigé par la loi, était conforme sur le plan administratif; il reproche donc à la Ville d’avoir utilisé sans droit le mécanisme de négociation du prix à la baisse puisqu’il n’y avait pas, en l’occurrence, « une seule soumission conforme ».

Devant le tribunal, la Ville plaide que les pointages attribués par le comité de sélection à la deuxième soumission pour les critères de qualité concernant les ressources humaines « ne constituent pas des résultats acceptables puisqu’ils mettent en cause la capacité même du soumissionnaire de pouvoir compter sur des ressources humaines qui seront en mesure de réaliser le mandat en respectant l’échéancier prévu ». Elle affirme que cette soumission ne respecte donc pas les exigences des documents d’appel d’offres au niveau des ressources humaines disponibles pour exécuter le contrat.

Dans son analyse, le tribunal souligne qu’il est clair, à la lecture des documents d’appel d’offres, que les ressources humaines « constituent l’élément central du contrat de service que la Ville veut conclure ». Parallèlement, il juge que les vérifications effectuées par le service de l’approvisionnement de la Ville avant de transmettre les soumissions au comité de sélection n’ont pas constitué un examen complet de la conformité des soumissions, de sorte que « d’autres exigences prévues aux documents d’appel d’offres, notamment en ce qui concerne le contenu substantif lié au mandat du contrat de service, peuvent être essentielles même en l’absence de toute indication expresse à cet égard ». Pour cette raison, il conclut que la Ville pouvait effectivement considérer, en l’occurrence, que la deuxième soumission comportait des manquements à des exigences essentielles au niveau des ressources humaines et qu’elle n’était donc pas « conforme ».

Selon nous, la conclusion du tribunal à l’effet que la Ville pouvait utiliser le mécanisme de négociation du prix en l’occurrence est la bonne. En effet, l’esprit de ce mécanisme est de permettre à l’organisme de négocier le prix à la baisse quand, au bout du compte, il ne reste plus qu’un seul soumissionnaire « en lice pour remporter l’appel d’offres », ce qui était le cas en l’occurrence. D’ailleurs, c’est ce qui est prévu dans le mécanisme similaire (mais pas identique) qui existe dans la réglementation applicable aux organismes publics assujettis à la Loi sur les contrats des organismes publics[3]. Par ailleurs, bien que les lois municipales emploient l’expression « soumission conforme », il faut souligner que cette expression est utilisée à toutes les sauces quand il est question de contrats municipaux, sans par exemple faire de distinction entre « l’admissibilité » et « la conformité », qui sont pourtant deux concepts différents.

Cependant, c’est l’approche retenue par le tribunal pour en arriver à cette conclusion qui est étonnante. Elle implique en effet qu’une soumission conforme sur le plan administratif peut devenir non conforme au sens du mécanisme de négociation d’une diminution du prix si elle n’obtient pas le pointage minimal de 70 points exigé par la loi et que l’organisme municipal juge que son évaluation par le comité de sélection a révélé des lacunes importantes. Cette approche suppose donc qu’il revient à l’organisme de décider si les lacunes révélées dans l’évaluation qualitative sont assez importantes pour rendre cette soumission « non conforme ». Le tribunal lui-même semble d’ailleurs le reconnaître lorsqu’il mentionne que « tout est question de circonstances ». Cette approche entraîne un résultat moins prévisible pour les soumissionnaires et donne par ailleurs une large discrétion à l’organisme, ce qui l’expose forcément à des reproches.

Le législateur pourrait-il, en réaction à ce jugement, modifier les règles des lois municipales encadrant le mécanisme de négociation d’une diminution du prix, afin de mieux l’arrimer avec le mode d’adjudication du système de pondération et d’évaluation à double enveloppe ou de simplement retirer la notion de « soumission conforme » ? Ce n’est pas impossible considérant qu’il envisage certaines modifications au mécanisme qui existe dans la réglementation applicable aux organismes publics assujettis à la Loi sur les contrats des organismes publics[4].


[1] Loi sur les cités et villes, RLRQ, c. C-19, article 573.3.3 ; Code municipal du Québec, RLRQ, c. C-27.1, article 938.3 ; Loi sur les sociétés de transport en commun, RLRQ, c. S-30.01, article 108.1.

[2] J.F. Sabourin et Associés inc. c. Ville de Gatineau, 2024 QCCS 1647.

[3] Voir par exemple l’article 25 du Règlement sur certains contrats d’approvisionnement des organismes publics.

[4] Voir par exemple le projet de Règlement modifiant le Règlement sur certains contrats d’approvisionnement des organismes publics publié à la Gazette officielle du Québec.