Quand l’indépendance judiciaire devient un outil de négociation

On peut parfois savoir si la justice est bien servie en observant ceux qui se servent d’elle.

La divertissante décision rendue le 1er avril 2011 par la Cour supérieure du Québec dans une affaire impliquant l’Association des juges administratifs de la Commission des lésions professionnelles est un bon exemple de cette réalité.

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En principe, tous les juges (et tous les décideurs administratifs) doivent être indépendants et impartiaux.

Normalement, c’est la personne susceptible d’être « défavorisée » par une situation (i.e. un justiciable) qui soulève le fait qu’un décideur est (ou semble) partial ou dépendant et ce, même s’il arrive parfois que le décideur choisisse de se retirer lui-même d’un dossier dans lequel il a un intérêt (c’est-à-dire où il est possible qu’il soit partial). Il est très (très) rare qu’un décideur affirme proprio motu qu’il n’est pas suffisamment indépendant pour entendre une affaire.

Or, dans l’affaire relative à la Commission des lésions professionnelles, ce sont les décideurs eux-mêmes qui ont communément demandé à la Cour de déclarer qu’ils étaient potentiellement dépendants du Gouvernement. En soi, cela est curieux puisque, d’un côté, les commissaires acceptaient de siéger et que, de l’autre, ils affirmaient qu’ils ne pouvaient pas légalement le faire…

En fait, on ne peut éviter de penser que, sous le voile d’un débat fondé sur leur indépendance, les commissaires cherchaient véritablement à obtenir une simple amélioration de leurs conditions de travail.

Cela devient très apparent lorsque l’on observe les 2 principaux motifs de la contestation des commissaires, à savoir le fait qu’ils ne sont nommés que pour des mandats renouvelables de 5 ans (contrairement aux juges du Tribunal administratif du Québec, qui sont nommés durant bonne conduite – i.e. de façon permanente) et le fait que leurs salaires aient été gelés en 2009 (et peu augmentés en 2010-2011).

L’argument relatif à la durée des mandats référait au concept de l’inamovibilité des décideurs, concept suivant lequel un décideur ne doit pas craindre de perdre son emploi en raison des décisions qu’il rend et, partant, qu’il doit bénéficier d’une certaine sécurité d’emploi (pour que son employeur, le Gouvernement, ne puisse pas le congédier lorsqu’il perd).

Or, en 2001, la Cour d’appel du Québec avait jugé, dans l’affaire Barreau de Montréal, que l’octroi d’un mandat de 5 ans à des décideurs administratifs (i.e. les juges du Tribunal administratif du Québec) était suffisant pour assurer leur indépendance. On aurait donc pu croire que la question était close…

Pas aux yeux de la Cour supérieure (présidée par l’honorable Jean Lemelin, j.c.s.) qui, par le biais de son jugement, écarte les enseignements de la Cour d’appel en s’appuyant fondamentalement sur la doctrine du « ce qui est bon pour minou est bon pour pitou ».

En effet, en 2005, le législateur avait décidé d’amender la Loi sur la justice administrative afin de nommer, à l’avenir, les juges du TAQ durant bonne conduite et ce, même s’il n’y était pas obligé par la loi.

Or, pour le juge Lemelin :

S’étant fait le fer de lance de cette évolution, […] le législateur doit étendre aux membres de la CLP la garantie d’inamovibilité quasi-parfaite qu’est la nomination durant bonne conduite. […] La très faible distance entre le TAQ et la CLP sur le spectre de l’indépendance ne justifie plus une si grande distance entre les deux organismes quant à la durée des mandats de leurs membres.

Pour sa part, l’argument relatif à la rémunération se fondait sur une disposition de la loi pertinente, laquelle prévoyait que le salaire des commissaires ne pouvait être réduit une fois fixé (art. 404 de la LATMP).

A priori, cette disposition semble assez straightforward (pas de réduction de salaire, pas de problème) et, dans les faits, le salaire des commissaires n’avait pas été réduit (ayant été gelé en 2009 et légèrement augmenté en 2010-2011). Nous aurions donc pu croire, une fois de plus, que la question était close…

Et, une fois de plus, nous aurions eu tort puisque, à cet égard également, la Cour supérieure décide d’intervenir. Les raisons précises de son intervention sont difficiles à cerner et, dans l’ensemble, semblent fondées sur un concept inspiré de l’expectative légitime (même si ce dernier n’est manifestement pas à même d’accorder aux commissaires ce type d’avantages).

En effet, le juge Lemelin indique que :

Lorsque les commissaires sont pressentis avant leur nomination, on leur explique que pendant leur mandat, ils bénéficieront d’augmentation annuelles qui leur permettront probablement d’atteindre le maximum de l’échelle idéalement à l’intérieur des cinq ans du mandat. Cette expectative est donc créée dès le début et elle a été entretenue depuis au moins 2002. […] Non seulement ce gel a arrêté la progression mais il a empêché plusieurs commissaires d’espérer atteindre le maximum de l’échelle durant leur mandat. […] Le Tribunal est d’avis que le gel imposé en avril 2009 était illégal en ce qu’il a porté atteinte à la sécurité financière des commissaires de la CLP.

Nous ne savons pas encore si le gouvernement québécois décidera de porter cette décision en appel, mais cela semble probable.

Si tel est le cas, il sera intéressant de voir comment la Cour d’appel du Québec évaluera cette curieuse décision et, si à l’instar de la Cour supérieure, elle décidera d’écarter l’arrêt Barreau de Montréal pour favoriser la nomination permanente des décideurs administratifs.

Il faut savoir que, si tel est le cas, 2 autres organismes gouvernementaux pourraient être affectés, à savoir la Régie du logement et la Commission des relations du travail.

Il s’agit donc d’une affaire à suivre.

Dans l’intervalle, on ne peut que s’interroger. Est-ce que le fait que les commissaires ne soient nommés que pour des mandats de 5 ans génèrent véritablement une préoccupation dans vos entreprises? Si oui, laquelle? N’est-ce pas la très grande proximité entre les juges administratifs et les procureurs des différents organismes (comme la Régie des rentes devant le Tribunal administratif du Québec ou la Commission des normes du travail devant la Commission des relations du travail) qui est parfois plus troublante?