La Cour suprême doit-elle renverser ses précédents devenus trop encombrants ?

Dans son blogue de la semaine dernière sur ce site (Les unions, qu’ossa donne?), mon collègue Frédéric Massé traite des impacts en droit du travail de l’arrêt récent de la Cour suprême dans l’affaire Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20. Un autre aspect de cette décision mérite également qu’on s’y attarde, c’est-à-dire la question de savoir quand la Cour suprême considère justifié de renverser ses propres précédents.

Cette question est en effet l’une des pommes de discorde entre deux des différents groupes de juges formant la majorité dans l’affaire Fraser, c’est-à-dire entre la juge en chef McLachlin et le juge LeBel (dont les motifs sont appuyés par les juges Binnie, Fish et Cromwell), d’une part, et le juge Rothstein (dont les motifs sont appuyés par la juge Charron), d’autre part.

Bien que les deux groupes de juges en arrivent à la même conclusion quant à la solution du pourvoi dans Fraser, leurs motifs divergent de manière importante —? principalement en ce qui a trait à leur interprétation des motifs de la majorité dans l’affaire Health Services, 2007 CSC 27, et quant à ce qu’il convient de faire de cet arrêt souvent critiqué et peut-être devenu encombrant.

À l’appui de ses motifs dans Fraser, le juge Rosthstein conclut en effet sans détour que la décision majoritaire dans Health Services doit être renversée. Pour lui, cette décision constitue une rupture expresse avec les décisions antérieures de la Cour et est erronée. Il souligne d’ailleurs sans grands ménagements les multiples erreurs qu’aurait commises la majorité dans Health Services.

Les juges McLachlin et LeBel, pour leur part, sont loin de partager le même point de vue. Pour eux, l’arrêt Health Services s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence de la Cour et rien ne justifie son renversement. (Notons d’ailleurs qu’alors que le juge Rothstein n’avait pas pris part à l’arrêt Health Services, ayant été nommé à la Cour quelques semaines après l’audition de l’affaire, les motifs de la majorité y avaient été émis par les mêmes juges que dans Fraser, c’est-à-dire la juge en chef McLachlin et le juge LeBel, appuyés notamment – toujours comme dans Fraser – par les juges Binnie et Fish).

Pour le juge Rothstein, la décision d’écarter un précédent implique que le tribunal soupèse l’importance d’en arriver à une décision correcte, qui peut justifier le renversement d’un précédent jugé erroné, et l’importance d’assurer la certitude du droit, qui milite en faveur du maintien d’une telle décision malgré l’erreur dont elle est entachée. En l’espèce, outre le caractère erroné de l’arrêt Health Services, son renversement serait justifié parce qu’il s’écarte lui-même de la jurisprudence antérieure (si bien que le renverser revient à rétablir celle-ci), qu’il établit des principes inapplicables en pratique, et qu’il a été vivement critiqué par la doctrine.

De manière peut-être plus fondamentale, le juge Rothstein conclut également que le renversement de l’arrêt Health Services se justifie parce qu’il porte sur une question de droit constitutionnel, si bien que les principes qu’il établit ne pourraient pas facilement être corrigés ou modifiés par le législateur. La majorité n’est pas d’accord. Pour elle, loin de faciliter le renversement d’un précédent, le fait qu’il porte sur une question constitutionnelle comme celle ici en cause justifie plutôt une prudence accrue de la part du tribunal.

Sur cette question, la majorité prend appui sur l’arrêt R. c. Henry, 2005 CSC 76, la dernière affaire où la Cour avait traité de la question du renversement d’un de ses propres précédents, et où elle avait conclu qu’avant de renverser un précédent établissant une protection constitutionnelle, la Cour devait être particulièrement prudente. À cet égard, d’ailleurs, il est quelque peu ironique de constater que dans la motivation de sa décision d’écarter l’arrêt Health Services, le juge Rothstein semble lui-même s’écarter quelque peu du dernier précédent de la Cour sur la question de savoir, justement, dans quel cas on peut écarter un précédent !

En terminant, un autre aspect frappant de l’arrêt Fraser est la démonstration qu’il fait de la difficulté qui existe parfois d’interpréter correctement les jugements de la Cour suprême. Au-delà de leurs positions quelque peu divergentes sur la question du renversement d’un précédent, ce qui frappe surtout à la lecture de l’arrêt Fraser est à quel point les motifs donnés par les divers membres de la Cour, qui se divisent en quatre groupes*, présentent des points de vue divergents quant à l’interprétation et à la portée véritable de l’arrêt Health Services, de même que de la question de savoir si celui-ci s’inscrit ou non dans la lignée des arrêts qui l’ont précédé. En ce sens, l’arrêt Fraser réconfortera peut-être ceux qui sont quelquefois déconcertés par la difficulté de saisir dans toute leur lumineuse clarté les enseignements de la Cour suprême !

* Les quatre groupes sont : (1) la juge en chef McLachlin et le juge LeBel, appuyés par les juges Binnie, Fish et Cromwell; (2) le juge Rothstein, appuyé par la juge Charron; (3) la juge Deschamps; et (4) la juge Abella (dissidente).