Qui trop embrasse mal étreint…

Les décisions de la Cour d’appel dans Dell’Aniello c. Vivendi Canada inc. 2012 QCCA 384 (demande pour autorisation d’appel déposée, 30 avril 2012, C.S.C. no. 34800) (« Vivendi ») et Patenaude c. Ville de Montréal, 2012 QCCS 2402 (« Patenaude ») ont déjà fait l’objet de commentaires par mon collègue Karim Renno (voir ses chroniques des 5 mars et 4 juin 2012). Je me permets d’y revenir aujourd’hui pour comparer l’approche de l’une et de l’autre quant au critère de l’alinéa 1003a) C.p.c., c’est-à-dire l’existence de questions communes à l’ensemble des membres du groupe proposé.

On se rappellera que dans Vivendi, la Cour d’appel avait renversé le jugement de la Cour supérieure, autorisant un recours collectif contre Videndi Canada au nom des retraités de Seagram, société à laquelle avait succédé Vivendi Canada, concernant le droit de cette dernière de modifier unilatéralement le régime d’assurance santé complémentaire dont les retraités et leurs conjoints bénéficiaient.

Dans Patenaude, la Cour supérieure refusait pour une deuxième fois (voir Côté c. Ville de Montréal, 2011 QCCS 440) d’autoriser un recours collectif contre la Ville de Montréal relativement à des dommages causés par des refoulements d’égouts et des infiltrations par les eaux de surface suite à un épisode de fortes précipitations survenues en août 2008.

Dans un cas comme dans l’autre, la partie poursuivie prétendait qu’il n’y avait pas de questions communes à trancher, ou encore que les questions individuelles étaient importantes au point de ne pouvoir justifier l’exercice d’un recours collectif.

Quant au principe de base, Patenaude applique Vivendi, à savoir qu’à compter du moment où il existe une question commune important à faire trancher et que la réponse à celle-ci est susceptible « de faire avancer de façon significative les recours individuels des membres », le critère de l’alinéa 1003a) C.p.c. est rencontré.

Si les juges s’entendent sur le principe, c’est dans l’application que les choses se gâtent. Or, et ceci dit avec le plus grand respect, il appert que l’application qu’en fait la Cour supérieure dans Patenaude est plus conforme au texte de la loi que celle adoptée par la Cour d’appel dans Vivendi, en plus d’être éminemment plus pratique. Je m’explique.

Dans Patenaude, le requérant « remet en question l’installation, la gestion et l’entretien du réseau d’égouts desservant la Ville pour les cinq arrondissements ciblés depuis sa conception et sa mise en place jusqu’au 2 août 2008 » (par. 26). Or, le réseau d’égouts de la Ville de Montréal n’est pas homogène, loin s’en faut. Ses différentes composantes varient grandement en terme d’âge, de conception, de formes, de matériaux et même de juridiction responsable de leur gestion et de leur entretien, le tout en fonction de leur localisation sur le territoire et de leur caractère primaire ou secondaire. Tel que le souligne le juge, on doit en réalité parler de plusieurs réseaux, à savoir un réseau primaire géré par la Ville pour l’ensemble du territoire de l’agglomération montréalaise, auquel se branchent des réseaux d’égouts secondaires dans chacun des arrondissements et municipalités de l’île (par. 33-40).

Dès lors, les questions identifiées dans la requête en autorisation ne sont pas communes à l’ensemble des membres du groupe, en ce sens que, contrairement aux enseignements de la Cour suprême du Canada dans Western Canadian Shopping Centres inc. c. Dutton, [2001] 2 R.C.S. 534 (« Dutton ») (par. 39), leur résolution ne permettra pas de régler, en partie ou en totalité, les réclamations des membres du groupe. Comme l’écrit le juge :

[43]      Or, en l’espèce, le seul point commun soulevé par le recours proposé est la propriété ultime des réseaux concernés. Par contre, ces réseaux sont hétérogènes, ont une histoire différente les uns des autres et ont été gérés au travers du temps par divers organismes, par moment sans lien entre eux, en vertu de dispositions législatives diverses.

[44]      À sa face même, les questions soulevées par le recours proposé ne sont pas susceptibles d’apporter des réponses communes pour l’ensemble des membres du groupe parce qu’elles visent plusieurs objets distincts et que le litige ne repose pas sur un ensemble factuel commun, mais sur des ensembles factuels différents. [je souligne]

Ceci amène le juge Payette, à conclure comme suit : « le Tribunal ne peut concevoir que l’une ou l’autre des questions posées, notamment quant à la faute de Ville, amène une seule réponse pour l’ensemble des membres sauf peut-être pour les questions formulées si généralement qu’elles ne sont d’aucune utilité réelle » (par. 33).

Des distinctions importantes entre les réclamations individuelles des membres sont aussi présentes dans Vivendi. En effet, les membres du groupe proposé sont domiciliés à travers le Canada, de sorte que le droit provincial applicable varie de l’un à l’autre, de même que le cadre factuel et légal en place au moment de la retraite de chaque membre. Or, c’est seulement au prix de l’oblitération de ces éléments factuels et légaux qui varient grandement d’un individu à l’autre que le juge Léger parvient à formuler une question commune à l’ensemble des membres du groupe proposé, à savoir : est-ce que la modification aux conditions du régime décrétée unilatéralement par Vivendi Canada en 2009 était valide?

Pourtant, et c’est ce que le juge Mayer avait conclu en première instance (Dell’Aniello c. Vivendi Canada inc., 2010 QCCS 3416), la réponse à la question de la validité de la modification unilatérale de 2009 était directement tributaire des réponses apportées à chacune des questions individuelles, de sorte qu’elle puisse varier d’un membre à l’autre. En d’autres mots, si la question est la même pour tous les membres du groupe, la réponse elle, c’est-à-dire le droit de Vivendi Canada de modifier unilatéralement ou non les conditions du régime, varie d’un individu à l’autre. Impossible donc de conclure que, « en ce qui concerne les questions communes, le succès d’un membre du groupe signifie nécessairement le succès de tous » (Dutton, par. 40).

En de telles circonstances, on peut difficilement imaginer l’utilité d’un recours collectif pour répondre à la question commune, puisqu’il faudra d’abord procéder à une série de procès individuels avant d’être en mesure de conclure sur celle-ci. Et encore là, il y aurait autant de réponses que de situations individuelles. La Cour d’appel semblait d’ailleurs elle-même sensible à cette possibilité dans Vivendi, bien qu’elle n’y ait pas vu un obstacle à l’autorisation du recours, repoussant ce problème au stade du mérite :

[49]      À la décharge du juge, l’approche proposée par l’intimée pour répondre aux questions posées pouvait paraître séduisante, car on peut imaginer le fatras qui pourrait survenir en démêlant certaines réclamations sur une base individuelle ou encore les obstacles susceptibles de surgir devant le juge du fond. Mais là n’était pas la question qu’il avait devant lui au stade de l’autorisation.

Or, il y a un danger à ainsi ignorer les difficultés pratiques qui peuvent découler du caractère individuel de la plus grande partie des questions en litige. C’est contraindre les parties à un long et coûteux exercice qui risque de s’avérer futile. Il suffit pour s’en convaincre de lire ce qu’écrivait la Cour supérieure dans Nadon c. Montréal (Ville de), EYB 2007-113015 (C.S.) (appel rejeté, EYB 2008-150786 (C.A.); demande pour autorisation d’appel rejetée, [2009] C.S.C.R. no 11), au terme d’une saga judiciaire qui aura duré 15 ans et aura nécessité 84 jours d’audition au mérite :

[19]      Mr. Justice Robert Lesage, in denying authorization to proceed, correctly anticipated that it would be impossible for Madame Nadon to establish a case for solidary responsibility of each of the Defendants that was regional in its scope, when the only proof she invoked was local and particular.

En effet, dans cette affaire, la Cour supérieure avait d’abord refusé d’autoriser le recours au motif de l’absence de questions communes, décision qui fut renversée par la Cour d’appel (Nadon c. Ajou (Ville), [1993] R.J.Q. 1133 (C.S.) (appel accueilli, J.E. 95-1271 (C.A.))). S’ensuivirent dix années de procédures et un procès-fleuve, le tout pour en revenir aux constatations pratiques du premier juge saisi du dossier et le rejet de la poursuite pour les motifs qu’il avait anticipés.

L’approche de la Cour supérieure dans Patenaude requière plutôt de la partie requérante qu’elle démontre l’existence d’au moins une question commune à tous les membres du groupe dont la réponse ne dépendra pas de leurs circonstances particulières. En plus d’être conforme au texte de l’alinéa 1003a) C.p.c., cette approche offre l’avantage d’être éminemment pratique, gardant les parties du sort de Sisyphe, condamné par les dieux de l’Olympe à pousser pour l’éternité un rocher jusqu’au haut d’une montagne, sans jamais toutefois qu’il ne puisse atteindre son but. Elle force aussi la partie requérante à limiter la définition de groupe pour n’inclure que des personnes qui sont réellement dans une situation similaire à la sienne, plutôt que de tenter d’amalgamer une série de recours individuels disparates ayant entre eux un lien ténu. Comme le dit l’adage, « qui trop embrasse mal étreint… »