La belle, le professeur et la permanence…

Pour célébrer mon retour à l’écriture blogastique, j’ai pensé vous raconter une histoire sur les enseignants, les protections dont ils bénéficient en vertu de leurs conventions collectives et les droits d’une jeune étudiante…

Tout commence avec Beatriz, une jeune étudiante du secondaire. Beatriz étudie dans une école secondaire publique de son quartier. Beatriz et sa mère, Elizabeth, trouvent que les professeurs de Beatriz ne sont pas très bons et que, en raison de leur inefficacité, Beatriz risque d’être privée d’une éducation de qualité. Un jour (l’histoire ne dit pas quand ou comment, mais on présume que l’exercice se fait avec l’aide de tiers intéressés), Elizabeth parvient à la conclusion que l’inefficacité des professeurs de Beatriz est due au fait que : 1) la permanence accordée rapidement aux professeurs oblige les écoles à « permanentiser » des éducateurs incompétents, 2) la rigidité du processus permettant de congédier un professeur incompétent empêche les écoles de congédier les membres inefficaces de leur personnel et 3) le fait que les écoles doivent mettre à pied les professeurs les moins expérimentés en premier signifie qu’elles sont obligées de conserver des professeurs incompétents à leur emploi.

Elizabeth retient alors les services d’un avocat de renom (dans les faits, c’est probablement plus l’avocat de renom qui, avec l’aide de tiers intéressés, a identifié Elizabeth, mais bon…) et ce dernier, en invoquant le droit de Beatriz à une éducation respectant le principe de l’égalité des chances et la rendant apte à entreprendre et à réussir un parcours scolaire, demande que l’on déclare les dispositions pertinentes des conventions collectives concernées (1) inconstitutionnelles.

Le dossier procède rondement et, quelques mois plus tard, Beatriz et Elizabeth gagnent leur procès devant la Cour supérieure, au grand dam des syndicats d’enseignants.

Or, savez-vous ce qui est fascinant dans cette histoire? Elle est vraie… et, en théorie, les assises légales nécessaires pour qu’elle se reproduise au Québec existent.

Bon… alors l’affaire s’appelle Vergara v. State of California. La requête (rédigée comme un mémoire et donc de lecture agréable) est ici et le jugement, divertissant, est ici et a été rendu aujourd’hui. Vous trouverez aussi ici un site web documentant toute l’affaire (site mis sur pied par un groupe d’education reformers) et ici et ici des articles sur le jugement.

Voici quelques extraits choisis de la décision du juge Treu :

All sides to this litigation agree that competent teachers are a critical, if not the most important, compenent of success of a child’s inschool educational experience. All sides also agree that grossly ineffective teachers substantially undermine the ability of that child to succeed in school.

[…] The evidence is compelling. Indeed, it shocks the conscience. […] a single year in a classroom with a grossly ineffective teacher costs students $1.4 million in lifetime earnings per classroom.

There is also no dispute that there are a significant number of grossly ineffective teachers currently active in California classrooms. […] the number of grossly ineffective teachers has a direct, real, appreciable, and negative impact on a significant numer of California students, now and well into the future for as long as said teachers hold their positions.

[…] both students and teachers are unfairly, unnecessarily, and for no legally cognizable reason (let alone a compelling one), disadvantaged by the current [normes octroyant la permanence aux professeurs après deux (2) ans].

[…] the current [règles relatives au processus d’arbitrage] are so complex, time consuming and expensive as to make an effective, efficient yet fair dismissal of a grossly ineffective teacher illusory.

Ce qui est très drôle (ou tragique, selon le point de vue du lecteur), c’est que, au Québec, les étudiants bénéficient de droits similaires, voire identiques, à la petite Beatriz et que leurs professeurs ont des conditions de travail extrêmement comparables à celles des professeurs de Beatriz (du moins en ce qui a trait aux trois points visés par le jugement).

En effet, au Québec, notre Charte des droits et libertés prévoit que « toute personne a droit, dans la mesure et suivant les normes prévues par la loi, à l’instruction publique gratuite » (voir l’article 40 de la Charte) et la Loi sur l’instruction publique (notamment à son article 36) prévoit que cette éducation doit se faire dans le respect du principe de l’égalité des chances, en rendant les élèves aptes à entreprendre et à réussir un parcours scolaire. Voilà des dispositions quasi identiques à celles de la constitution de Californie.

Par ailleurs, les conventions collectives négociées à l’échelle nationale contiennent des dispositions assurant (dans la très grande majorité des cas) la permanence des professeurs après deux (2) ans, rendant long et coûteux tout litige visant le congédiement d’un professeur pour incompétence et garantissant la prédominance de l’ancienneté lors de mises à pied.

Ainsi, tout ce qu’il semble manquer pour que l’histoire de la petite Vergara survienne au Québec (outre un groupe organisé de tiers intéressés capable de financer à grands frais un litige constitutionnel complexe), c’est un juge aussi activiste (le qualificatif approprié peut varier selon le point de vue du lecteur) que le juge Treu. Cela est (très) peu probable, tout comme il semble fort incertain que le jugement du juge Treu soit maintenu en appel (même si, à ce niveau, la question peut prendre des ramifications politiques insoupçonnées).

Quoi qu’il en soit, le parcours de Beatriz génère certaines questions pertinentes dans toute société développée. Est-ce que les personnes qui enseignent à nos enfants sont généralement compétentes? Si plusieurs d’entre elles sont « grossièrement incompétentes », est-ce que cela est tributaire des règles fixées dans les conventions collectives? Dans l’affirmative, est-ce que cette situation viole le droit de nos enfants à une éducation « de qualité »? J’aimerais bien savoir ce que vous en pensez. Pour ma part, je ne me sens pas apte à répondre à la première question (mais j’espère très sincèrement que la réponse est oui) et, le cas échéant, je répondrais partiellement oui à la seconde et à la troisième.

Sur ce, je vous souhaite une excellente semaine (et, pour ceux qui s’interrogent sur l’origine du titre, je vous réfère à l’homonyme de Beatriz, Sofia).

(1) Dans les faits, les protections californiennes étaient enchassées dans une loi, mais les impacts sont comparables aux fins du présent billet.